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Déchets urbains, histoire d'un recyclage industriel

Dernière mise à jour : 23 févr. 2022



De la poubelle jaune à l’up-cycling, la démarche du recyclage est de plus en plus présente dans nos vies, signe d’une prise de conscience des limites du mode de production qui est le nôtre. Mais si l’on a tendance à voir cette évolution comme un progrès inédit, l’Histoire comme souvent permet la mise à distance et offre une vision différente. En l’occurrence, il suffit ici d’un petit voyage dans le Paris du XIXe siècle, au coeur de la Révolution Industrielle, pour comprendre que le recyclage est loin d’être une invention de notre temps. L'industrie y était même, dans ses débuts, intimement liée.

Dans cet article, nous allons nous pencher sur un monde dans lequel industrie, ville et agriculture sont étroitement imbriqués, un univers étonnant, foisonnant, où les déchets n’existent pas encore à proprement parler, où les chiffonniers côtoient pêcheurs de suif et piqueurs de crottes. Un monde où la pollution est déjà bien présente, mais où rentabilité et recyclage vont de pair pour soutenir la croissance industrielle. Enfilez donc vos redingotes, vissez vos casquettes, et gare aux effluves des usines, nous vous embarquons pour un voyage dans le temps !

Paris, capitale industrielle

Au XIXème siècle, Paris se trouve au coeur de la révolution industrielle, qui transforme la France, après avoir bouleversé son voisin britannique. La ville elle-même se modernise sous l’influence notamment du baron Haussmann, préfet de la Seine de 1853 à 1870, dont l'action s’inscrit cependant dans une dynamique antérieure à la Révolution Française. Elle adopte un bâti nouveau, se restructure, des rues sont percées, les réseaux de circulation repensés, les égouts se développent, l’éclairage au gaz se généralise… Et cette réinvention urbaine offre de plus en plus d’espace aux industries naissantes, qui s’installent dans les faubourgs, mais surtout dans les petites communes périphériques qui seront annexées en 1860. La Villette en est une bonne illustration. Cette ville de banlieue, initialement prisée par les citadins pour son point de vue surplombant Paris et sa promenade le long du bassin de La Villette, devient au fil des ans une véritable plaque tournante du commerce, parisien comme hexagonal, et un important pôle industriel. Une multitude de facteurs l’expliquent, dont sa place centrale dans les réseaux de communications : elle est à l’intersection des canaux Saint-Martin, de l’Ourcq et de Saint-Denis ; mais aussi proche des gares de l’Est et du Nord, inaugurées en 1849 et 1866. Autres atouts, la surface disponible et son éloignement du centre de Paris. En 1845, la ville compte déjà 8 raffineries de sucre, tandis qu’en 1867 les 5 abattoirs de Paris y ont été réunis en Abattoirs Généraux (à l’emplacement de l’actuel Parc de La Villette) où l’activité d’abattage se déroule dans des conditions presque industrielles. En l’espace d’un siècle, cette commune plutôt rurale a complètement changé de visage et intégré pour de bon la capitale. Pour autant, les facettes anciennes de la vie quotidienne n’ont pas disparu. Les déplacements sont encore assurés par des bêtes de trait, tandis que le tout-à-l’égout ne remplace que tardivement le tout-à-la rue. Telle est la réalité de cette capitale à la fois « moderne » et « archaïque ».


Etonnamment, l’une des clés de l’industrialisation de la ville n’est autre que… le déchet urbain.

Car pour produire, il faut des matières premières à transformer et on les trouve où l’on peut, si possible près des centres de production. Cela tombe bien, les villes sont de véritables machines à générer des déchets en tous genres. C’est en recyclant ces derniers qu’une partie des premières usines a pu fonctionner.

Des préservatifs en tripes

Quelles sont ces matières, ces déchets dont on parle ? Sabine Barles*, dans son ouvrage passionnant consacré à l’histoire des déchets urbains, en identifie deux types, qui impliquent des logiques différentes : les « co-produits », obtenus indirectement de l’activité d’une industrie ou d’un artisanat, et les « excreta », issus de la consommation des biens. Quand on pense déchet, c’est la seconde catégorie qui vient en premier à l’esprit.

Pourtant, les co-produits représentent une ressource intéressante dans la mesure où ils sont produits en même temps que le bien souhaité. C’est donc une ressource additionnelle dont l’industriel n’a que faire mais qu’il peut revendre. Prenons l’exemple de la production de gaz d’éclairage : elle nécessite des transformations chimiques qui produisent une multitude de co-produits parmi lesquels des eaux ammoniacales ou du goudron. Ces résidus n’intéressent pas les producteurs, mais les eaux ammoniacales peuvent servir d’engrais, quand le goudron entre dans de nombreuses productions, parmi lesquels des teintures ou des produits d’étanchéité.

Ces matières résiduelles peuvent donc alimenter d’autres industries, dans une relation gagnant-gagnant : le producteur de gaz enregistre un profit, sans investir plus que ce qui est nécessaire à sa propre production. Le producteur d’engrais, lui, dispose d’un fournisseur en matières premières régulier, fiable et à proximité. Cette logique a permis la constitution de véritables éco-systèmes industriels, où les usines, proches géographiquement, s’entre-alimentent et entretiennent des liens plus ou moins étroits en fonction de l’existence ou non d’intermédiaires.

L’abattage offre une illustration encore plus frappante de ce type de relations. Quand on abat un boeuf, un mouton ou un cochon, on en tire certes de la viande, mais on obtient aussi quantité de co-produits, tels que la peau, les boyaux, les os, le sang, le suif (de la graisse animale fondue) ou encore les tendons. On appelle cela le « cinquième quartier », et il est exploité par différents acteurs : les tanneurs se fournissent en partie en peaux auprès des abattoirs ; les boyaudiers récupèrent les tripes pour en faire des préservatifs, des ballons de baudruche ou des cordes d’instruments ; le suif et les tendons servent à fabriquer des bougies ou de la colle ; les tabletiers récupèrent les os pour en faire des boutons ou de petits objets… La plupart de ces usages sont anciens, mais de nouveaux apparaissent, issus d’innovations techniques. Par exemple, le sang et le noir animal (charbon obtenu en calcinant les os) interviennent dans un procédé chimique inventé au début du siècle pour clarifier le jus de sirop issu de la betterave, participant à rendre possible la production industrielle du sucre blanc… Des intermédiaires se chargent de produire le noir animal à partir des os fournis par les abattoirs, avant de les revendre aux raffineries de sucre.

Le recyclage va donc jusqu’à donner naissance à des filières dédiées, qui accroissent le développement industriel. Les bouchers ne s’y sont pas trompés et ont intégré dans leurs usages la préparation du cinquième quartier, dont la vente engendre un profit non négligeable. Chaque ouvrier se succédant sur la carcasse joue un rôle précis et quand l’un nettoie les abats, un autre ôte la graisse de la viande et met à part les os et les tendons. Au Abattoirs de La Villette, où l’organisation permet la rationalisation de la production, on trouve même des bruloirs à graisse ou des boyauderies.

A la pêche au suif

Le « recyclage » des co-produits est donc une activité rentable pour tout le monde, ce qui justifie que les industriels l’intègrent à leur modèle économique. Il s’agit ici moins de réutiliser des matières usées que d’optimiser des ressources, même collatérales, pour accroître les rendements. Mais ce recyclage nourrit aussi une variété de filières beaucoup plus informelles. L’exemple cité par Léon Bonneff**, journaliste et enquêteur social, dans le roman Aubervilliers, écrit au début du XXe siècle, en donne un exemple frappant : des ouvriers sans emploi avaient remarqué que de petits bouts de suif flottaient à la sortie des égouts reliés aux abattoirs de La Villette, où les garçons bouchers lavaient les boyaux. Armés de seaux et de filets, ils ont commencé à récolter ce gras pour le revendre à des fabricants de bougies. Ainsi serait née la profession de pêcheur de suif. Autre pratique surprenante, citée cette fois par Sabine Barles* : la culture de vers dans des entrailles en putréfaction au sein des ateliers d’équarrissage, pour fournir des appâts aux pécheurs. Le développement industriel se nourrit ainsi du recyclage et vice versa, formant une sorte de cercle vertueux.

Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme…

 

Le déchet, une invention tardive

Comme le démontre Sabine Barles*, dans son ouvrage « L’invention des déchets urbains », le terme « déchet » n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle. Il sert alors à désigner des matières devenues inutiles, encombrantes, et qu’il faut « recycler », au sens moderne du terme. Auparavant, on considérait ces matières comme transitoires, figées entre deux stades, une opportunité plutôt qu’une nuisance. On fabrique en Europe du papier à partir de chiffons depuis le XIIe siècle, tandis qu’au XVIIIe siècle, on racle les murs humides et on collecte de la cendre pour produire du salpêtre.


* Sabine Barles. L'invention des déchets urbains, France, 1790-1970. Champ vallon, pp.304, 2005

 

Quand la consommation alimente la production

Et les excreta, direz-vous ? La même logique est à l’oeuvre. Comme leur nom l’indique, il s’agit de matières rejetées par la ville, résultant de ses usages, du quotidien de ses occupants. Sabine Barles* en distingue deux catégories : les vidanges et les boues. Les premières sont assez prosaïques, ce sont les urines et les excréments des citadins. Les secondes s’avèrent plus difficiles à saisir : il s’agit en fait de toutes les matières accumulées dans les rues et leur fameux ruisseau. Bien que leur composition soit difficile à déterminer, on sait qu’elles contenaient notamment des excréments d’animaux, des eaux ménagères, de la terre, des déchets d’artisanat comme de la sciure de bois, ou encore des déchets ménagers. Ces derniers, peu nombreux encore au début du siècle, composés par exemple de vieux chiffons et d’objets endommagés, sont de plus en plus abondants au fil du siècle.



Tombereau chargé de déchets, Paris, 1910


Ces matières sont très différentes des co-produits industriels. Elles ne sont pas produites en vase clos mais se déposent quotidiennement, du fait d’une multitude d’acteurs différents. Et une bonne partie a pour destination directe la chaussée. Elles posent donc, par nature, des questions évidentes de salubrité aux pouvoirs publics. Sabine Barles* estime par exemple que la production annuelle de boue parisienne, tout au long du XIXe siècle, est de 300 à 400 litres par habitant. Au-delà de trouver des débouchés pour ces matières, il faut d’abord nettoyer l’espace public. Et pour ce faire, une fois de plus, l’option privilégiée est celle d’un recyclage… avec bénéfices.


Pour les boues comme les vidanges, la ville a recours à des entreprises privées à qui elle adjuge l’enlèvement régulier de ces matières et leur transport vers des dépôts dédiés, les voiries. Les vidanges sont ensuite entreposées plusieurs années pour fermenter et produire de l’engrais tandis que les boues, débarrassées, de leurs composantes non-organiques par les chiffonniers, sont vendues aux agriculteurs alentours. Les boues urbaines sont en effet prisées par ces derniers qui y trouvent un engrais de qualité, souvent qualifié de « fumier des villes ».



Des excréments nourrissants

Si le débouché naturel de ces déchets organiques est l’agriculture, l’industrie a trouvé le moyen de s’en emparer.

D’abord, le traitement des vidanges s’industrialise. On construit des bassins pour séparer les matières et les faire décanter plus efficacement. Les excréments sont séchés, mis à fermenter et incinérés pour produire un nouveau produit plus performant, plus facile à transporter puisque sous forme de poudre, et moins odorant : la poudrette. Cette dernière rencontre un certain succès qui rend cette industrie rentable. Les urines elles, suivent d’autres procédés industriels pour être transformées en sulfates d’ammoniac. Par ailleurs, la ville laisse de plus en plus de latitude aux entrepreneurs chargés de l’enlèvement et du traitement des boues. À la fin de XVIIIe siècle, elle les autorise ainsi à vendre directement leur marchandise aux agriculteurs sans avoir à les stocker préalablement dans les voiries. Ces dernières fermeront d’ailleurs progressivement dans les années 1830, sous la pression notamment des riverains remontés contre ces installations jugées insalubres. Elles seront remplacées par des dépôts privés construits à leur frais par les entrepreneurs, dans ces banlieues qui seront bientôt annexées à la ville.

Entre la demande constante en fumier urbain et l’augmentation de l’offre du fait de la croissance urbaine et démographique, l’enlèvement des boues ne fait que croître. Selon Sabine Barles*, en 1817, de 70 à 110 tombereaux suffisent à l’enlèvement des boues de Paris, selon les saisons. En 1849, il en faut 345, soit plus du double ! Entrepreneurs et industriels s’empressent d’investir ces marchés de nettoyage public, portant le recyclage des boues et vidanges à des niveaux inédits.

Le recyclage des excreta suit donc la même trajectoire que celui des co-produits industriels, unissant à la fois ville, industrie et agriculture dans un cercle vertueux qui dépasse le précédent par sa dimension englobante. La ville fournit la matière nécessaire à l’industrie pour alimenter l’agriculture, qui à son tour nourrit la ville, et ainsi de suite. Rien ne se crée, rien ne se perd…

Les petites gens y trouvent aussi leur compte : Léon Bonneff** identifie ainsi des piqueurs de crottes qui, munis d’un panier et d’un pic au bout d’une canne, s’en vont la journée récolter des crottes de chiens sèches pour les vendre dans un marché spécialisé à Saint-Denis. Ces crottes sont agglomérées en un confit utilisé par les tanneurs pour nettoyer les peaux. Ici, le nettoyage de la voie publique par des particuliers alimente l’entreprise de la tannerie tout en fournissant des moyens de subsistances aux plus vulnérables.

Un alignement d’intérêts

Le recyclage se niche ainsi dans tous les recoins de la société urbaine du XIXe siècle. Les déchets n’en sont pas moins encombrants ou sales, mais l’utilité que leur confère la perspective de les transformer en fait des ressources de choix et non des matières mortes dont il faudrait se débarrasser. C’est toute la différence avec la conception moderne du déchet. Tant que l’on trouve à ces matières une utilité, on les considère comme des ressources, au même titre que les autres. L’industrie, dans sa recherche constante de profit, se fait ainsi paradoxalement le principal promoteur du recyclage, et s'appuie dessus pour se développer. Pendant un temps, l’alignement d’intérêts économiques et environnementaux a entretenu un système relativement autonome permettant, à l’échelle d’une ville, de réintégrer une grande partie des déchets qu’elle produisait dans les circuits de production, rendant superflue l’existence même du concept de déchet tel qu’on l’entend aujourd’hui.






* Sabine Barles. L'invention des déchets urbains, France, 1790-1970. Champ vallon, pp.304, 2005


** Léon Bonneff. Aubervilliers. L'arbre vengeur, pp.344, 2018





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