Qu’est-ce que le Haut Moyen-Âge ? L’essence même de ce concept offre une perspective intéressante sur nos représentations. Il désigne la période qui va globalement de la fin de l’Antiquité - si tant est qu’on puisse vraiment la dater, un consensus pointe en tout cas le Ve siècle de notre ère - au XIe siècle correspondant au début du Moyen-Âge tel qu’on l’a appris à l’école. C’est donc une période entre deux, dont on a décidé qu’elle n’était plus l’Antiquité, sans tout à fait encore être le Moyen-Âge, et cela en dit long sur l’image qu’on se fait de ce temps. Évidemment, cette périodisation, comme toute les autres, est sujette a débats, mais elle persiste car elle permet de conceptualiser un temps de transition entre deux périodes très marquées dans nos imaginaires. Que s’est-il en effet passé entre le temps des césars et celui des châteaux forts ? Disons-le d’entrée, cette question est complexe, toujours sujette à débat, et minée de préjugés plus ou moins grossiers. Elle représente un véritable enjeu pour les historiens qui cherchent à déterminer avec précision la nature des sociétés occidentales qui ont succédé à l’effacement de l’empire romain d’occident et mené au monde féodal. Mais l’évolution significative de l’historiographie sur le sujet depuis une vingtaine d’années a permis, bien que de nombreuses questions restent en suspend, d’en dresser une première ébauche satisfaisante.
Jusqu’à récemment, le paradigme était celui des invasions barbares, bourreaux de la civilisation romaine d’occident. L’image très sombre du Moyen-Âge provient pour beaucoup de cette notion de chute civilisationnelle qui aurait ramené l’Europe en arrière, plongé ses habitants dans un Âge sombre dont ils auraient mis un millénaire à sortir, en renouant d’ailleurs avec l’Antiquité. En même temps, ce temps vague est aussi, en France, le berceau du roman national crée au XIXe siècle, avec les dynasties Franques. C’est encore le temps des « vikings » qui aujourd’hui, la récente sortie d’Assassin’s Creed Valhalla l’a encore démontré, occupent une place de choix dans la pop culture. On se rend vite compte donc que cette période ne se résume pas à l’obscurantisme ou au proto-nationalisme mais qu’au contraire derrière les fantasmes se joue quelque chose de véritablement historique, c’est-à-dire des mutations profondes, politiques, culturelles, sociales, économiques. Des mutations passionnantes qui de l’anecdotique au plus fondamental des évènements composent l’image insoupçonnée d’un temps pourtant pas si lointain mais peu connu.

Reconstitution du site du lac Paladru (vers 1030)
Avant tout, Rome n’est pas tombée en un jour. Sa chute est le résultat d’un long déclin qui a abouti à la dissolution des structures politiques et économiques de l’état romain. C’est pourquoi les historiens récents privilégient l’image d’une transition à celle d’une chute qui ne saurait retranscrire l’effacement progressif de cet empire, qui laisse tout de même un vide important et très fécond. D’un point de vue macroscopique, ce déclin s’observe par exemple à travers les réseaux commerciaux. En effet, l’empire romain dominant la Méditerranée, la péninsule italienne était un véritable carrefour commercial, mais après le Ve siècle, les échanges se tarissent entre l’Europe méridionale et le reste de la Méditerranée, notamment l’Afrique. Le centre de gravité des échanges européens se déplace alors en Europe du Nord, avec des conséquences très concrètes. De nombreux ports déclinent à l’image de Marseille qui ne se relève qu’à partir du XIIe siècle, tandis que la peste justinienne, qui sévit à partir du VIe siècle et se propage dans les ballots des commerçants, épargne l’Europe au-delà du Rhône, précisément du fait de l’absence d’échanges commerciaux.
Mais la disparition de l’empire a surtout reconfiguré l’espace, et cela a participé à faire croire aux historiens pendant un temps à la thèse du recul civilisationnel. En effet, on observe une rétractation des espaces urbains, à l’image de Rome qui devient presque une bourgade quand trois siècles auparavant elle comptait probablement 2 millions d’habitants. À l’inverse, les populations se regroupent dans des communautés rurales de taille restreinte. Pourtant, c’est une erreur de voir là un mouvement inverse au « progrès », et cela présente le grand intérêt de bouleverser nos certitudes et mettre en perspective le monde dans lequel on vit. En effet ce repli de l’espace présente des caractéristique très particulières. Pour le comprendre, il faut considérer que durant l’Antiquité, la production agricole, qui provient de grands domaines aristocratiques, est dirigée vers les villes et leur alimentation. Mais avec l’affaiblissement des structures coercitives, les paysans ont quitté ces domaines pour aller défricher des terres inoccupées des environs. Or, en droit, le fait d’occuper ces terres neuves un certain temps permettait d’en acquérir la propriété, qui est synonyme de liberté. Ainsi, pour employer un terme moderne, on peut dire que les sociétés européennes changent de mode de production, et les communautés paysannes se tournent vers l’autosubsistance, ne recherchant plus que des rendements suffisants pour vivre et s’entraider. Cela s’accompagne d’une certaine fragilité faute de stocks, mais aussi d’une meilleure alimentation, plus variée, et d’une liberté accrue.
Car l’autre écueil consiste à penser que puisque les hommes occupent désormais moins d’espace - les champs sont moins grands -, la nature a regagné ses droits et le monde est devenu sauvage. Les historiens ont au contraire montré, avec l’aide des biologistes et des archéologues, que les espaces restaient fortement anthropisés. Les femmes et les hommes du Haut Moyen-Âge ne se vouaient plus qu’à la céréaliculture, ils pêchaient, chassaient, cueillaient, élevaient, ce qui fournissait un complément alimentaire compensant la production céréalière moindre. Les forêts en particulier, loin d’être vierges, étaient parcourues. Même si on les défrichait peu on agissait sur elles, par la pâture des bêtes, la cueillette, la découpe de bois d’oeuvre ou de chauffe, ou encore la plantation - en particulier de châtaigneraies car leur fruit permet de produire une farine très nutritive -. En clair, les ruraux du Haut Moyen-Âge se sont affranchis de leurs maîtres aristocrates pour s’approprier des terres à eux et exploiter leur environnement de manière variée. Il en résulte des communautés libres, solidaires - car on est dans une économie de susbistance et les communautés sont fragiles -, qui se nourrissent d’une alimentation plus variée, de meilleure qualité, et qui agit sur son environnement. Cependant, au fil du temps, cet état de fait évolue pour progressivement arriver au système féodal que l’on connait. En effet, le roi, à qui appartiennent toutes les terres publiques sur lesquelles se sont installées les paysans - la définition de la propriété est alors large et no exclusive - dote petit a petit ses seigneurs, laïcs comme ecclésiastiques, de terres. Les paysans les exploitants deviennent alors dépendants tandis que se développe le système juridique des tenures : les paysans se voient concéder pour un temps long des terres afin de les exploiter, moyennant rentes, corvées et cadeaux symboliques. C’est ainsi que se développe à partir du IXe siècle un système qui aliène de plus en plus les paysans, avec plusieurs régimes de dépendances plus ou moins sévères - on emploie encore des esclaves sur les réserves, terres exploitées directement pour le seigneur, du moins jusqu’à ce qu’on réalise que c’est trop coûteux -. Au bout de ce processus, la majorité des paysans exploiteront intensivement des parcelles de petite taille, renonçant à l’exploitation mixte qui caractérisait sa liberté pour se concentrer sur les céréales. Leur alimentation s’appauvrit, se limitant principalement au pain, leur labeur s’accroît, notamment à cause des corvées. Le Haut Moyen-Âge donc, loin d’être une longue période de misère, a vu se développer un mode d’exploitation de l’espace différent, libre, mixte, qui a disparu avec l’évolution vers le grand domaine seigneurial. Cela bouleverse totalement notre représentation de l’espace médiéval, qui est de plus recomposé en profondeur d’une part par l’exploitation nouvelle du sol, d’autre par par le regroupement progressif des populations autour des châteaux (incastellamento, Pierre Toubert) et des églises (inecclesiamento, Michel Lauwers).
Concluons par une anecdote cocasse. Le vide laissé par le pouvoir impérial on le sait a été comblé par des monarchies germaniques, qui en s’établissant en Europe de l’Ouest ont enrichi la culture locale de nouvelles pratiques et représentations. L’une d’elles concerne la pilosité faciale. En effet, pour les peuples germaniques, la barbe est un symbole de force, de pouvoir, de la même manière que le rouge était à Rome la couleur impériale. Or cette question capillaire était aussi présente à Rome, à cela près que les empereurs arboraient un menton glabre. Ceci étant dit, l’anecdote porte sur Charlemagne. Nombreuses sont les représentations le montrant chevelu, barbu, à la manière de son illustre prédécesseur Clovis dit « le chevelu ». Pourtant, cet empereur mythique, l’un des rois Francs les plus renommés, était… imberbe. Plus précisément, il se rasait de près pour inscrire son règne dans une tradition latine. Outre l’anecdote, ce fait est représentatif de la perspective globale que l’on a sur le Haut Moyen-Âge. Notre imaginaire est peuplé d’images et de figures mythiques, du fait de vestiges de connaissances remontant à l’école primaire tel l’épisode vase de Soisson, ou encore d’éléments populaires à l’image de la chanson de France Gall sur Charlemagne. Pourtant, on ne sait rien ou presque de la vérité de ce temps. Cet article a donc vocation à éclairer cet âge dont on peut se sentir proche - par le mythe national français ou des souvenirs d’enfance - et montrer par là que l’histoire est toujours plus riche que les fantasmes. Oui, on peut répéter que Clovis est roi de France comme on l’a appris, mais c’est bien plus intéressant d’étudier comment, par l’influence de sa femme, il a choisi de se convertir au christianisme qui lui a permis de fédérer, à la différence de ses rivaux. Peu importe la pilosité de Charlemagne, mais elle permet de considérer les représentations d’une culture qui n’est plus. Et qui eut cru qu’avant d’être des serfs, les paysans étaient libres et exploitaient ainsi leur environnement ? Dorénavant donc, j’espère que vous ne considérerez plus le début du Moyen-Âge - ni même sa suite - comme une ellipse dans la civilisation Européenne, mais plutôt comme une période complexe, extrêmement riche, capable d’offrir un éclairage nouveau sur le monde qu’on croit connaître.
Benjamin Milkoff